mercredi 9 avril 2008

1.1. Sorcellerie ésotérique et sorcellerie collective

1. La sorcellerie collective en Afrique: faits et méfaits
1.1. Sorcellerie ésotérique et sorcellerie collective

# 5.- Il est utile de souligner que les sorciers sont généralement considérés dans beaucoup de populations africaines comme les plus grands malfaiteurs et meurtriers. Des travaux menés au Cameroun tentent de distinguer avec beaucoup de difficultés entre sorcier et guérisseur a partir du concept de nganga. Geschiere précise dans ce cadre que la traduction des concepts occidentaux dans la culture africaine ne permet pas de faire connaître en profondeur ce qu'est la sorcellerie en Afrique. Tout en se refusant a le faire, Fauteur articule ses travaux autour du terme nganga et d'autres termes connexes dans les cultures africaines du Cameroun pour signifier ce qu'est la sorcellerie. II montre qu'il n'est pas toujours aisé de distinguer entre sorcier et guérisseur en Afrique ou de dire avec précision tout ce que signifie dans l'univers africain le mot sorcellerie qu'il traduit en anglais par witchcraft et sorcery.2 une étude de Mengue souligne que Middleton et Winter posent d'une manière plus globale, au-delà du champ afri­cain, le problème de la signification de la sorcellerie en utilisant ces deux concepts qu'ils opposent l'un à l'autre.3

# 6.- Nous nous demandons si le problème n'est pas du au fait que l’on cherche à traduire en un seul concept une forêt de signes et de symboles, une vision du monde, un univers de sens et un ensemble de formes de langage que les populations africaines elles-mêmes approchent avec un ensemble da mythes, de récits, d'images, d'expressions, de mots et de gestes cultuels et culturels. La démarche qui consiste à traiter de la sorcellerie à partir d'un concept pose particulièrement problème lorsqu'on emploie, en Afrique, un terme aussi ambigu que celui de nganga.

# 7.- Chez les Waci et les Aja-Ewe en général, ce qu'on traduit communément par sorcellerie en langue française nous situe dans le champ des comportements qui se présentent, au vu et au su de tous, comme des actes foncièrement mauvais. Les mots utilisés ne gardent pas le flou et ne révèlent aucune ambiguïté entre les idées de guérisseur et de malfaiteur. Il est clairement question d'une action foncièrement mauvaise qui fait que l’on qualifie quelqu'un d'amelan duto (mangeur de chair humaine), ame wuto (meurtrier), ajeto (sorcier), etc. Le mot clé est ajeto (celui qui est expert en aje, dans 1'art de nuire) auxquels on associe un ensemble de termes, d'images, d'expressions, etc. qui signifient la perversité et la méchanceté. On comprend en ces lignes la portée des injures d'où nous sommes partis au début de cet article. La culture Waci nous place dans le champ visible et invisible où 1'homme compose avec les forces du mal pour détruire. Nous le verrons plus loin à travers la conduite sociale des agents de aje. Soulignons pour le moment que chez les Waci et les Ewe, le mot aje est polysémique. II veut dire mensonge ou sorcier selon que la seconde voyelle est muette ou aiguë.

# 8.- Il apparaît ici qu'il existe un lien entre sorcellerie et mensonge. La sorcellerie est une pratique qui est aux antipodes de la vie et de la vocation de l’homme. Elle dénature celui qui se voue à elle et en fait un meurtrier parce qu'il est facteur de mort; elle est, comme telle, contraire à l'être de l'homme qui est vie et à sa requête fondamentale qui est en ce monde la vie et non la mort. Aussi, le aje ou la sorcellerie est-elle considérée comme la réalité et l’acte odieux et le plus méprisable auquel une personne peut se livrer. Les ajeto sont des individus, hommes et femmes, qui adhèrent à des groupes ésotériques de (p.14) pratiques occultes pour acquérir le pouvoir de nuire de manière invisible aux autre pour leur enlever la vie. Nous dirons en ces lignes que aje désigne fondamentalement la sorcellerie ésotérique ou initiatique. Mais le mot aje peut signifier aussi le comportement actuel ou catégoriel d’une personne qui pose un acte pervers bien qu’il ne soit pas membre d’un groupe de malfaiteurs. Il s’agirait ici de aje ou de la sorcellerie dont on accuse des individus qui ont des attitudes que l’on retrouve chez les sorciers de groupes ésotériques. Mais dans la mentalité populaire, ce sont surtout ceux qui acquièrent l’aje de manière initiatique qui sont les vrais ajeto. De telles personnes sont généralement haïes de tous, marginalisées et éliminées de manière ignominieuse et violente.

# 9.- Nous pouvons retenir de ces lignes, qu’on appelle ajeto, au premier sens du mot, les individus qui scellent une alliance avec les forces démoniaques ou adhèrent à un groupe ésotérique dont les membres sont liés entre eux par un serment et des pratiques occultes pour détruire la vie des autres. Au sens large du mot, on qualifie de ajeto les hommes et les femmes qui, sans appartenir à un groupe de malfaisance, se montrent pervers et cherchent le mal des autres. Ces ajeto recourent aux forces occultes ou aux pouvoirs de la nature inconnus des autres pour réaliser leur fin. Ils sont appelés bo woto, ceux qui manipulent les forces de la nature. Le bo traduit l’idée de mentalité et de pratiques magiques dans le rapport des personnes aux plantes, aux objets et à tous les êtres visibles et invisibles de la nature. Les ajeto sorciers ésotériques sont expert dans l’art du bo qu’ils pratiquent en entrant principalement en relation avec le monde invisible.

# 10.- Les vrais ajeto agissent sans avoir forcément des raisons profondes pour justifier leurs actes odieux. Ils détruisent la vie des gens pour un oui ou pour un non. Ils ont particulièrement pour cible les personnes riches, bien portantes ou celles pour qui tout semble bien marcher. Les ajeto professionnels souscrivent au modèle social de nivellement.
# 11.- Selon ce modèle comportemental, tout individu qui devient plus riche que les autres doit être retenu dans son élan, ramené au niveau de la pauvreté commun au groupe. Il en est de même d’un individu qui n’accepte pas de laisser ses proches et ses amis profiter, d’une manière ou d’une autre, de ses biens. Par des pratiques occultes et l’empoisonnement, les sorciers cherchent à faire péricliter ses affaires. Ils recourent à toutes sortes de moyens psychologiques et mystico-religieux ou magiques pour le rendre impotent ou le ramener au niveau de vie misérable du commun des gens de la société.

# 12.- On constate, malheureusement que ce type de comportement ne se retrouve pas uniquement chez les vrais ajetos ou sorciers. Des individus qui n’ont aucun lien avec des sorciers ésotériques agissent de la même façon. Nous signifierons leurs mentalité et leurs actes par l’expression Waci : edu m’aje (littérallement aje de tout le village, de tout le monde) ou sorcellerie collective. Nous voudrions désigner le aje que l’on retrouve chez la plupart des membres de la communauté. Dans nos société africaines, en effet, beaucoup de gens sont prompts à nuire, dans le quotidien, pour une raison ou pour une autre, à ceux qui semblent réussir plus qu’eux dans la vie. Nuisance et méfiance semblent déterminer les mentalités et les pratiques sociales plus que la pratique du bien et la confiance mutuelle.

# 13.- Beaucoup de gens s’astreignent à partager les biens dont ils disposent avec les autres pour ne pas s’exposer à leurs maléfices. Pauvres et riches épuisent souvent le fruit de leur dur labeur pour assister des personnes qui ne sont pas forcément moins nanties qu’eux. On se retrouve dans une société où les uns ne peuvent améliorer leur condition de vie socio-économique parce qu’ils doivent constamment distribuer ce dont ils disposent. Ceux qui ne veulent pas que des gens se contentent de vivre à leurs dépens et ceux qui ont peur des (p.15) regards envieux et méfiants, se confinent en eux-mêmes. Ils se refusent de faire apparaître au grand jour leurs richesses. Aussi thésaurisent-ils sans se donner les moyens de vivre décemment ni d'investir pour le développement social.

# 14.- La conséquence est que tout le monde finit par stagner dans une vie médiocre et à se laisser paralyser par la peur. Cette dernière engendre la duplicité. Une culture du mensonge qui enferme l'individu sur lui-même, dénature les rapports humains.

# 15.- Dans une telle culture, peu de gens osent montrer aux autres leur vrai visage. Chacun cherche à cacher à ses proches ses intentions intimes, ses vrais projets personnels et tous les moyens qu'il utilise pour les réaliser. On a peur de faire connaître aux autres ce qui fait sa propre richesse dans la vie sociale au risque d'être exposé au sort des personnes considérées comme nanties: être livre à la jalousie des au­tres, être contraint de partager avec tous ses propres biens au risque de s'appauvrir soi-même ou accepter d'être éliminé.

# 16.- On retrouve ici une des raisons de la méfiance qui explique que beaucoup de gens en Afrique, de la jeunesse à la vieillesse, sont discrets sur ce qu'ils font et gardent leur connaissance pour eux-mêmes jusqu'à leur mort.

# 17.- Dans un tel contexte, les uns et les autres désirent en définitive deux choses: la protection de soi et la réussite sociale par le recours aux forces occultes qui, elles, garantissent la sécurité autant que 1'enrichissement facile. La protection de soi est considérée comme une chose naturelle. Elle consiste à se «blinder», soi-même et les siens, pour être à l'abri des sorciers, des envieux et de tous les malfaisants. Ce désir de protection de soi est l'une des raisons de la multiplication sur le continent, et particulièrement dans les nations fortement en crise, de mouvements mystico-religieux et de christianisme de recettes contre les sorciers, de solutions magiques aux problèmes de la vie et de prières de guerison.7

# 18.- Dans ce cadre, chacun cherche dans le rapport avec l’invisible un pouvoir qui lui permettrait de maîtriser toutes les situations malencontreuses liées à la méchanceté et à la fausseté de ceux qui l’entourent. II n'est pas rare d'entendre dire qu'un Africain, fut-il baptisé, se protége toujours centre la sorcellerie. Un adage affirme à ce sujet chez les Waci: Ame yibo, me non na gbalo, c'est-à-dire, l'Africain ne doit pas être dépourvu de forces occultes qui garantissent sa sécurité.

# 19.- Ainsi, même les personnes qui ont acquis honnêtement de grands biens et celles qui ont une grande notoriété dans la société, doivent se trouver nécessairement, à un moment donné, des moyens de protection de soi dans la Religion Traditionnelle Africaine, dans une autre religion ou dans un groupe mystico-religieux.

# 20.- Finalement, dans toutes les catégories sociales et à tous les niveaux de la société africaine, on rencontre des personnes et des communautés entières qui nouent des pactes avec les génies, les esprits des eaux, des forêts, etc. et adhèrent aux groupes initiatiques pour survivre et prospérer, en marge de la société de mépris et de méfiance collective. Nous nous trouvons dans un contexte socio-culturel où chacun veut être plus fort que l’autre. Une force occulte ou surnaturelle ne vaut que si elle est au-dessus de celle des autres, et peut ainsi résister à toute adversité sur le plan social, économique et politique.

# 21.- Comment le phénomène du recours au surnaturel se présente-t-il en politique? Le pouvoir politique est devenu, ces dernières années en Afrique, le cadre le plus propice et le plus sur pour s'enrichir. Aussi, les partis d'opposition deviennent-ils très vite des champs où se nouent et dénouent, au lendemain des élections, les alliances pour «manger» à la même table que les gouvernants.

# 22.- Des études décrivent sous plusieurs traits ce phé­nomène que Bayart appelle «la politique du ventre».8 Elles montrent comment, avec la complicité des pays du Nord, le pouvoir en Afrique consiste (p.16) généralement à se maintenir à la tête d'un État pour s'enrichir en exploitant, avec habileté, la culture du mensonge et de recours au pouvoir du monde invisible.

# 23.- Les croyances et les pratiques occultes sont fortement exploitées ainsi pour conquérir le pouvoir politique sur le continent. On crée les partis politiques, on choisit d'être candidat à la magistrature suprême, à la députation et on mène la campagne électorale sous les hospices des devins et des prêtres traditionnels. Les forces occultes garantiraient la conquête du pouvoir plus que le débat politique et la qualité du projet de société proposée aux citoyens. Kourouma présente avec art cette situation dans son roman En attendant le vote des bêtes sauvages?

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