samedi 19 avril 2008

DISCOURS DE BENOÎT XVI À L'ONU.

ROME, Vendredi 18 avril 2008 (ZENIT.org) -
Nous publions ci-dessous le texte intégral du discours que le pape Benoît XVI a prononcé ce vendredi aux représentants des Nations, dans la salle de l'Assemblée générale des Nations unies, à New York.

Monsieur le Président,Mesdames et Messieurs,

En m'adressant à cette Assemblée, j'aimerais avant tout vous exprimer, Monsieur le Président, ma vive reconnaissance pour vos aimables paroles. Ma gratitude va aussi au Secrétaire général, Monsieur Ban Ki-moon, qui m'a invité à venir visiter le Siège central de l'Organisation, et pour l'accueil qu'il m'a réservé. Je salue les Ambassadeurs et les diplomates des Pays membres et toutes les personnes présentes. À travers vous, je salue les peuples que vous représentez ici. Ils attendent de cette institution qu'elle mette en œuvre son inspiration fondatrice, à savoir constituer un « centre pour la coordination de l'activité des Nations unies en vue de parvenir à la réalisation des fins communes » de paix et de développement (cf. Charte des Nations unies, art. 1.2-1.4). Comme le Pape Jean-Paul II l'exprimait en 1995, l'Organisation devrait être un « centre moral, où toutes les nations du monde se sentent chez elles, développant la conscience commune d'être, pour ainsi dire, une famille de nations » (Message à l'Assemblée générale des Nations unies pour le 50e anniversaire de la fondation, New York, 5 octobre 1995).

À travers les Nations unies, les États ont établi des objectifs universels qui, même s'ils ne coïncident pas avec la totalité du bien commun de la famille humaine, n'en représentent pas moins une part fondamentale. Les principes fondateurs de l'Organisation - le désir de paix, le sens de la justice, le respect de la dignité de la personne, la coopération et l'assistance humanitaires - sont l'expression des justes aspirations de l'esprit humain et constituent les idéaux qui devraient sous-tendre les relations internationales. Comme mes prédécesseurs Paul VI et Jean-Paul II l'ont affirmé depuis cette même tribune, tout cela fait partie de réalités que l'Église catholique et le Saint-Siège considèrent avec attention et intérêt, voyant dans votre activité un exemple de la manière dont les problèmes et les conflits qui concernent la communauté mondiale peuvent bénéficier d'une régulation commune. Les Nations unies concrétisent l'aspiration à « un degré supérieur d'organisation à l'échelle internationale » (Jean-Paul II, Encycl. Sollicitudo rei socialis, n. 43), qui doit être inspiré et guidé par le principe de subsidiarité et donc être capable de répondre aux exigences de la famille humaine, grâce à des règles internationales efficaces et à la mise en place de structures aptes à assurer le déroulement harmonieux de la vie quotidienne des peuples. Cela est d'autant plus nécessaire dans le contexte actuel où l'on fait l'expérience du paradoxe évident d'un consensus multilatéral qui continue à être en crise parce qu'il est encore subordonné aux décisions d'un petit nombre, alors que les problèmes du monde exigent, de la part de la communauté internationale, des interventions sous forme d'actions communes.

En effet, les questions de sécurité, les objectifs de développement, la réduction des inégalités au niveau local et mondial, la protection de l'environnement, des ressources et du climat, requièrent que tous les responsables de la vie internationale agissent de concert et soient prêts à travailler en toute bonne foi, dans le respect du droit, pour promouvoir la solidarité dans les zones les plus fragiles de la planète. Je pense en particulier à certains pays d'Afrique et d'autres continents qui restent encore en marge d'un authentique développement intégral, et qui risquent ainsi de ne faire l'expérience que des effets négatifs de la mondialisation. Dans le contexte des relations internationales, il faut reconnaître le rôle primordial des règles et des structures qui, par nature, sont ordonnées à la promotion du bien commun et donc à la sauvegarde de la liberté humaine. Ces régulations ne limitent pas la liberté. Au contraire, elles la promeuvent quand elles interdisent des comportements et des actions qui vont à l'encontre du bien commun, qui entravent son exercice effectif et qui compromettent donc la dignité de toute personne humaine. Au nom de la liberté, il doit y avoir une corrélation entre droits et devoirs, en fonction desquels toute personne est appelée à prendre ses responsabilités dans les choix qu'elle opère, en tenant compte des relations tissées avec les autres. Nous pensons ici à la manière dont les résultats de la recherche scientifique et des avancées technologiques ont parfois été utilisés. Tout en reconnaissant les immenses bénéfices que l'humanité peut en tirer, certaines de leurs applications représentent une violation évidente de l'ordre de la création, au point non seulement d'être en contradiction avec le caractère sacré de la vie, mais d'arriver à priver la personne humaine et la famille de leur identité naturelle. De la même manière, l'action internationale visant à préserver l'environnement et à protéger les différentes formes de vie sur la terre doit non seulement garantir un usage rationnel de la technologie et de la science, mais doit aussi redécouvrir l'authentique image de la création. Il ne s'agira jamais de devoir choisir entre science et éthique, mais bien plutôt d'adopter une méthode scientifique qui soit véritablement respectueuse des impératifs éthiques.

La reconnaissance de l'unité de la famille humaine et l'attention portée à la dignité innée de toute femme et de tout homme reçoivent aujourd'hui un nouvel élan dans le principe de la responsabilité de protéger. Il n'a été défini que récemment, mais il était déjà implicitement présent dès les origines des Nations unies et, actuellement, il caractérise toujours davantage son activité. Tout État a le devoir primordial de protéger sa population contre les violations graves et répétées des droits de l'homme, de même que des conséquences de crises humanitaires liées à des causes naturelles ou provoquées par l'action de l'homme. S'il arrive que les États ne soient pas en mesure d'assurer une telle protection, il revient à la communauté internationale d'intervenir avec les moyens juridiques prévus par la Charte des Nations unies et par d'autres instruments internationaux. L'action de la communauté internationale et de ses institutions, dans la mesure où elle est respectueuse des principes qui fondent l'ordre international, ne devrait jamais être interprétée comme une coercition injustifiée ou comme une limitation de la souveraineté. À l'inverse, c'est l'indifférence ou la non-intervention qui causent de réels dommages. Il faut réaliser une étude approfondie des modalités pour prévenir et gérer les conflits, en utilisant tous les moyens dont dispose l'action diplomatique et en accordant attention et soutien même au plus léger signe de dialogue et de volonté de réconciliation.

Le principe de la « responsabilité de protéger » était considéré par l'antique ius gentium comme le fondement de toute action entreprise par l'autorité envers ceux qui sont gouvernés par elle : à l'époque où le concept d'État national souverain commençait à se développer, le religieux dominicain Francisco De Vitoria, considéré à juste titre comme un précurseur de l'idée des Nations unies, décrivait cette responsabilité comme un aspect de la raison naturelle partagé par toutes les nations, et le fruit d'un droit international dont la tâche était de réguler les relations entre les peuples. Aujourd'hui comme alors, un tel principe doit faire apparaître l'idée de personne comme image du Créateur, ainsi que le désir d'absolu et l'essence de la liberté. Le fondement des Nations unies, nous le savons bien, a coïncidé avec les profonds bouleversements dont a souffert l'humanité lorsque la référence au sens de la transcendance et à la raison naturelle a été abandonnée et que par conséquent la liberté et la dignité humaine furent massivement violées. Dans de telles circonstances, cela menace les fondements objectifs des valeurs qui inspirent et régulent l'ordre international et cela mine les principes intangibles et coercitifs formulés et consolidés par les Nations unies. Face à des défis nouveaux répétés, c'est une erreur de se retrancher derrière une approche pragmatique, limitée à mettre en place des « bases communes », dont le contenu est minimal et dont l'efficacité est faible.
La référence à la dignité humaine, fondement et fin de la responsabilité de protéger, nous introduit dans la note spécifique de cette année, qui marque le soixantième anniversaire de la Déclaration universelle des Droits de l'homme. Ce document était le fruit d'une convergence de différentes traditions culturelles et religieuses, toutes motivées par le désir commun de mettre la personne humaine au centre des institutions, des lois et de l'action des sociétés, et de la considérer comme essentielle pour le monde de la culture, de la religion et de la science. Les droits de l'homme sont toujours plus présentés comme le langage commun et le substrat éthique des relations internationales. Tout comme leur universalité, leur indivisibilité et leur interdépendance sont autant de garanties de protection de la dignité humaine. Mais il est évident que les droits reconnus et exposés dans la Déclaration s'appliquent à tout homme, cela en vertu de l'origine commune des personnes, qui demeure le point central du dessein créateur de Dieu pour le monde et pour l'histoire. Ces droits trouvent leur fondement dans la loi naturelle inscrite au cœur de l'homme et présente dans les diverses cultures et civilisations. Détacher les droits humains de ce contexte signifierait restreindre leur portée et céder à une conception relativiste, pour laquelle le sens et l'interprétation des droits pourraient varier et leur universalité pourrait être niée au nom des différentes conceptions culturelles, politiques, sociales et même religieuses. La grande variété des points de vue ne peut pas être un motif pour oublier que ce ne sont pas les droits seulement qui sont universels, mais également la personne humaine, sujet de ces droits.

À la fois nationale et internationale, la vie de la communauté met clairement en évidence que le respect pour les droits et pour les garanties qui leur sont attachées sont la mesure du bien commun, utilisée pour apprécier le rapport entre justice et injustice, développement et pauvreté, sécurité et conflits. La promotion des droits de l'homme demeure la stratégie la plus efficace quand il s'agit de combler les inégalités entre des pays et des groupes sociaux, quand il s'agit aussi de renforcer la sécurité. En effet les victimes de la misère et du désespoir dont la dignité humaine est impunément violée, deviennent des proies faciles pour les tenants du recours à la violence et deviennent à leur tour des destructeurs de paix. Pourtant le bien commun que les droits de l'homme aident à réaliser ne peut pas être atteint en se contentant d'appliquer des procédures correctes ni même en pondérant des droits en opposition. Le mérite de la Déclaration universelle a été d'ouvrir à des cultures, à des expressions juridiques et à des modèles institutionnels divers la possibilité de converger autour d'un noyau fondamental de valeurs et donc de droits : mais c'est un effort qui, de nos jours, doit être encore plus soutenu face à des instances qui cherchent à réinterpréter les fondements de la Déclaration et à compromettre son unité interne pour favoriser le passage de la protection de la dignité humaine à la satisfaction de simples intérêts, souvent particuliers. La Déclaration a été adoptée comme « un idéal commun qui est à atteindre » (Préambule) et elle ne peut pas être utilisée de manière partielle, en suivant des tendances ou en opérant des choix sélectifs qui risquent de contredire l'unité de la personne humaine et donc l'indivisibilité de ses droits.

Nous constatons souvent dans les faits une prédominance de la légalité par rapport à la justice quand se manifeste une attention à la revendication des droits qui va jusqu'à les faire apparaître comme le résultat exclusif de dispositions législatives ou de décisions normatives prises par les diverses instances des autorités en charge. Quand ils sont présentés sous une forme de pure légalité, les droits risquent de devenir des propositions de faible portée, séparés de la dimension éthique et rationnelle qui constitue leur fondement et leur fin. La Déclaration universelle a en effet réaffirmé avec force la conviction que le respect des droits de l'homme s'enracine avant tout sur une justice immuable, sur laquelle la force contraignante des proclamations internationales est aussi fondée. C'est un aspect qui est souvent négligé quand on prétend priver les droits de leur vraie fonction au nom d'une perspective utilitariste étroite. Parce que les droits et les devoirs qui leur sont liés découlent naturellement de l'interaction entre les hommes, il est facile d'oublier qu'ils sont le fruit du sens commun de la justice, fondé avant tout sur la solidarité entre les membres du corps social et donc valable dans tous les temps et pour tous les peuples. C'était une intuition exprimée, dès le Ve siècle après Jésus Christ, par l'un des maîtres de notre héritage intellectuel, Augustin d'Hippone. Il enseignait que « le précepte : ‘Ce que tu ne veux pas qu'on te fasse, ne le fais pas à autrui' ne peut en aucune façon varier en fonction de la diversité des peuples » (De Doctrina Christiana III, 14). Les droits de l'homme exigent alors d'être respectés parce qu'ils sont l'expression de la justice et non simplement en raison de la force coercitive liée à la volonté des législateurs.

Mesdames et Messieurs,
À mesure que l'on avance dans l'histoire, de nouvelles situations surgissent et l'on cherche à y attacher de nouveaux droits. Le discernement, c'est-à-dire la capacité de distinguer le bien du mal, est encore plus nécessaire quand sont en jeu des exigences qui appartiennent à la vie et à l'action de personnes, de communautés et de peuples. Quand on affronte le thème des droits, qui mettent en jeu des situations importantes et des réalités profondes, le discernement est une vertu à la fois indispensable et féconde.

Le discernement nous amène alors à souligner que laisser aux seuls États, avec leurs lois et leurs institutions, la responsabilité ultime de répondre aux aspirations des personnes, des communautés et de peuples tout entier peut parfois entraîner des conséquences rendant impossible un ordre social respectueux de la dignité de la personne et de ses droits. Par ailleurs, une vision de la vie solidement ancrée dans la dimension religieuse peut permettre d'y parvenir, car la reconnaissance de la valeur transcendante de tout homme et de toute femme favorise la conversion du cœur, ce qui conduit alors à un engagement contre la violence, le terrorisme ou la guerre, et à la promotion de la justice et de la paix. Cela favorise aussi un milieu propice au dialogue interreligieux que les Nations unies sont appelées à soutenir comme elles soutiennent le dialogue dans d'autres domaines de l'activité humaine. Le dialogue doit être reconnu comme le moyen par lequel les diverses composantes de la société peuvent confronter leurs points de vue et réaliser un consensus autour de la vérité concernant des valeurs ou des fins particulières. Il est de la nature des religions librement pratiquées de pouvoir mener de manière autonome un dialogue de la pensée et de la vie. Si, à ce niveau là aussi, la sphère religieuse est séparée de l'action politique, il en ressort également de grands bénéfices pour les personnes individuelles et pour les communautés. D'autre part, les Nations unies peuvent compter sur les fruits du dialogue entre les religions et tirer des bénéfices de la volonté des croyants de mettre leur expérience au service du bien commun. Leur tâche est de proposer une vision de la foi non pas en termes d'intolérance, de discrimination ou de conflit, mais en terme de respect absolu de la vérité, de la coexistence, des droits et de la réconciliation.

Les droits de l'homme doivent évidemment inclure le droit à la liberté religieuse, comprise comme l'expression d'une dimension à la fois individuelle et communautaire, perspective qui fait ressortir l'unité de la personne tout en distinguant clairement entre la dimension du citoyen et celle du croyant. Au cours des dernières années, l'action des Nations unies a permis que le débat public offre des points de vue inspirés par une vision religieuse dans toutes ses dimensions y compris le rite, le culte, l'éducation, la diffusion d'information et la liberté de professer et de choisir sa religion. Il n'est donc pas imaginable que des croyants doivent se priver d'une partie d'eux-mêmes - de leur foi - afin d'être des citoyens actifs. Il ne devrait jamais être nécessaire de nier Dieu pour jouir de ses droits. Il est d'autant plus nécessaire de protéger les droits liés à la religion s'ils sont considérés comme opposés à une idéologie séculière dominante ou à des positions religieuses majoritaires, de nature exclusive. La pleine garantie de la liberté religieuse ne peut pas être limitée au libre exercice du culte, mais doit prendre en considération la dimension publique de la religion et donc la possibilité pour les croyants de participer à la construction de l'ordre social. Ils le font effectivement à l'heure actuelle par exemple à travers leur engagement efficace et généreux dans un vaste réseau d'initiatives qui va des Universités, des Instituts scientifiques et des écoles, jusqu'aux structures qui promeuvent la santé et aux organisations caritatives au service des plus pauvres et des laissés-pour-compte. Refuser de reconnaître l'apport à la société qui s'enracine dans la dimension religieuse et dans la recherche de l'Absolu - qui par nature exprime une communion entre les personnes - reviendrait à privilégier dans les faits une approche individualiste et, ce faisant, à fragmenter l'unité de la personne.

Ma présence au sein de cette Assemblée est le signe de mon estime pour les Nations unies et elle veut aussi manifester le souhait que l'Organisation puisse être toujours davantage un signe d'unité entre les États et un instrument au service de toute la famille humaine. Elle manifeste aussi la volonté de l'Église catholique d'apporter sa contribution aux relations internationales d'une manière qui permette à toute personne et à tout peuple de sentir qu'ils ont leur importance. D'une manière qui est en harmonie avec sa contribution au domaine éthique et moral et à la libre activité de sa foi, l'Église travaille aussi à la réalisation de ces objectifs à travers l'activité internationale du Saint-Siège. Le Saint-Siège a en effet toujours eu sa place dans les assemblées des Nations tout en manifestant son caractère spécifique comme sujet dans le domaine international. Comme les Nations unies l'ont récemment confirmé, le Saint-Siège apporte aussi sa contribution selon les dispositions du droit international, aidant à la définition de ce droit et y recourant.

Les Nations unies demeurent un lieu privilégié où l'Église s'efforce de partager son expérience « en humanité », qui a mûri tout au long des siècles parmi les peuples de toute race et de toute culture, et de la mettre à la disposition de tous les membres de la Communauté internationale. Cette expérience et cette activité, qui visent à obtenir la liberté pour tout croyant, cherchent aussi à assurer une protection plus grande aux droits de la personne. Ces droits trouvent leur fondement et leur forme dans la nature transcendante de la personne, qui permet aux hommes et aux femmes d'avancer sur le chemin de la foi et de la recherche de Dieu dans ce monde. Il faut renforcer la reconnaissance de cette dimension si nous voulons soutenir l'espérance de l'humanité en un monde meilleur et si nous voulons créer les conditions pour la paix, le développement, la coopération et la garantie des droits pour les générations à venir.

Dans ma récente encyclique Spe salvi, je rappelais que « la recherche pénible et toujours nouvelle d'ordonnancements droits pour les choses humaines est le devoir de chaque génération » (n. 25). Pour les chrétiens, cette tâche trouve sa justification dans l'espérance qui jaillit de l'œuvre salvifique de Jésus Christ. C'est pourquoi l'Église est heureuse d'être associée aux activités de cette honorable Organisation qui a la responsabilité de promouvoir la paix et la bonne volonté sur toute la terre. Chers Amis, je vous remercie de m'avoir permis de m'adresser à vous aujourd'hui et je vous promets le soutien de mes prières pour que vous poursuiviez votre noble tâche.

Avant de prendre congé de cette illustre Assemblée, je voudrais adresser mes souhaits dans les langues officielles à toutes les nations qui y sont représentées : [En anglais; en français; en espagnol; en arabe; en chinois; en russe:]
Paix et prospérité, avec l'aide de Dieu !
Merci !

[Texte original plurilingue. Traduction distribuée par la salle de presse du Saint-Siège] © Copyright : Librairie Editrice du Vatican

lundi 14 avril 2008

mercredi 9 avril 2008

POURQUOI L'AFRIQUE NE SE DÉVELOPPE-T-ELLE PAS ?

Sorcellerie collective,
développement et christianisme africain.

1. La sorcellerie collective en Afrique: faits et méfaits.
1.1. Sorcellerie ésotérique et sorcellerie collective
1.2. La gravite du problème
2. Horizon d'une réponse africaine a la sorcellerie collective
2.1. La vraie Afrique et l'Afrique des ronces
2.2. Jésus-Christ et la sorcellerie collective
2.3. A l'ecole de Jésus pour combattre la sorcellerie collective
Conclusion

SORCELLERIE COLLECTIVE, DÉVELOPPEMENT ET CHRISTIANISME AFRICAIN

INTRODUCTION.

#1.- Il nous est arrive plus d'une fois d'entendre, en milieu Wad et Ewe (Benin et Togo), des gens lancer à leurs interlocuteurs a qui rien n'était reproché jusque-là: Ajeto, amewu, amelan duto, c'est-à-dire «sorciers, meurtriers, mangeurs de chair humaine»; Ajedato, fiafit, Ajeto/; «menteurs, voleurs, sorciers!»; Ajeto/ Edugbanto, «sorciers! Fauteurs de trouble! Ennemis du bien commun! Destructeurs da la cite!» ou encore Enu bada woto, ajeto, «vous vous comportez mal, vous êtes sorciers!».

# 2.- Ces injures se font entendre lorsqu'une personne déçoit une autre par son comportement. II est étonnant de constater que, dans les expressions utilisées, on considère quelqu'un comme un sorcier du sim­ple fait qu'il a menti, vole ou mal agi d'une manière ou d'une autre. Pourquoi rattacher à la sorcellerie un acte catégoriel ou un comportement aussi banal qu'un petit mensonge? Haïr et qualifier quelqu'un de meurtrier sur la simple base d'une déviation morale anodine? Quel est le rapport de la sorcelle­rie avec les comportements quotidiens?


# 3.- Ces réflexions s'efforceront de faire découvrir que selon la conception africaine du mal, il existe une sorcellerie ésotérique et une sorcellerie collective. Cette dernière, quoique non-initiatique, est aussi grave que la première. De manière souvent imper­ceptible, mais non moins réelle, elle paralyse le développement. Elle se rapproche ainsi de la sorcel­lerie ésotérique ou initiatique par ses effets qui font d'elle une des principales causes du mal développe­ment de l’Afrique.

# 4.- II s'agira dans ces lignes de présenter les deux types de sorcelleries. L’analyse permettra de relever les comportements que l’on rattache à la sorcellerie collective, de même que les mentalités et les pra­tiques socio-culturelles et occultes de leurs agents au sein de la communauté humaine. L'exposé fera ressortir le rapport de la sorcellerie avec la conception africaine du monde selon laquelle 1'invisible côtoie le visible et détermine en bien ou en mal son devenir. II sera nécessaire, au terme de l'analyse, de répondre, sur le plan socio-anthropologique et (p.12) théologique, aux différents défis que soulève le problème de la sorcellerie collective.

1.1. Sorcellerie ésotérique et sorcellerie collective

1. La sorcellerie collective en Afrique: faits et méfaits
1.1. Sorcellerie ésotérique et sorcellerie collective

# 5.- Il est utile de souligner que les sorciers sont généralement considérés dans beaucoup de populations africaines comme les plus grands malfaiteurs et meurtriers. Des travaux menés au Cameroun tentent de distinguer avec beaucoup de difficultés entre sorcier et guérisseur a partir du concept de nganga. Geschiere précise dans ce cadre que la traduction des concepts occidentaux dans la culture africaine ne permet pas de faire connaître en profondeur ce qu'est la sorcellerie en Afrique. Tout en se refusant a le faire, Fauteur articule ses travaux autour du terme nganga et d'autres termes connexes dans les cultures africaines du Cameroun pour signifier ce qu'est la sorcellerie. II montre qu'il n'est pas toujours aisé de distinguer entre sorcier et guérisseur en Afrique ou de dire avec précision tout ce que signifie dans l'univers africain le mot sorcellerie qu'il traduit en anglais par witchcraft et sorcery.2 une étude de Mengue souligne que Middleton et Winter posent d'une manière plus globale, au-delà du champ afri­cain, le problème de la signification de la sorcellerie en utilisant ces deux concepts qu'ils opposent l'un à l'autre.3

# 6.- Nous nous demandons si le problème n'est pas du au fait que l’on cherche à traduire en un seul concept une forêt de signes et de symboles, une vision du monde, un univers de sens et un ensemble de formes de langage que les populations africaines elles-mêmes approchent avec un ensemble da mythes, de récits, d'images, d'expressions, de mots et de gestes cultuels et culturels. La démarche qui consiste à traiter de la sorcellerie à partir d'un concept pose particulièrement problème lorsqu'on emploie, en Afrique, un terme aussi ambigu que celui de nganga.

# 7.- Chez les Waci et les Aja-Ewe en général, ce qu'on traduit communément par sorcellerie en langue française nous situe dans le champ des comportements qui se présentent, au vu et au su de tous, comme des actes foncièrement mauvais. Les mots utilisés ne gardent pas le flou et ne révèlent aucune ambiguïté entre les idées de guérisseur et de malfaiteur. Il est clairement question d'une action foncièrement mauvaise qui fait que l’on qualifie quelqu'un d'amelan duto (mangeur de chair humaine), ame wuto (meurtrier), ajeto (sorcier), etc. Le mot clé est ajeto (celui qui est expert en aje, dans 1'art de nuire) auxquels on associe un ensemble de termes, d'images, d'expressions, etc. qui signifient la perversité et la méchanceté. On comprend en ces lignes la portée des injures d'où nous sommes partis au début de cet article. La culture Waci nous place dans le champ visible et invisible où 1'homme compose avec les forces du mal pour détruire. Nous le verrons plus loin à travers la conduite sociale des agents de aje. Soulignons pour le moment que chez les Waci et les Ewe, le mot aje est polysémique. II veut dire mensonge ou sorcier selon que la seconde voyelle est muette ou aiguë.

# 8.- Il apparaît ici qu'il existe un lien entre sorcellerie et mensonge. La sorcellerie est une pratique qui est aux antipodes de la vie et de la vocation de l’homme. Elle dénature celui qui se voue à elle et en fait un meurtrier parce qu'il est facteur de mort; elle est, comme telle, contraire à l'être de l'homme qui est vie et à sa requête fondamentale qui est en ce monde la vie et non la mort. Aussi, le aje ou la sorcellerie est-elle considérée comme la réalité et l’acte odieux et le plus méprisable auquel une personne peut se livrer. Les ajeto sont des individus, hommes et femmes, qui adhèrent à des groupes ésotériques de (p.14) pratiques occultes pour acquérir le pouvoir de nuire de manière invisible aux autre pour leur enlever la vie. Nous dirons en ces lignes que aje désigne fondamentalement la sorcellerie ésotérique ou initiatique. Mais le mot aje peut signifier aussi le comportement actuel ou catégoriel d’une personne qui pose un acte pervers bien qu’il ne soit pas membre d’un groupe de malfaiteurs. Il s’agirait ici de aje ou de la sorcellerie dont on accuse des individus qui ont des attitudes que l’on retrouve chez les sorciers de groupes ésotériques. Mais dans la mentalité populaire, ce sont surtout ceux qui acquièrent l’aje de manière initiatique qui sont les vrais ajeto. De telles personnes sont généralement haïes de tous, marginalisées et éliminées de manière ignominieuse et violente.

# 9.- Nous pouvons retenir de ces lignes, qu’on appelle ajeto, au premier sens du mot, les individus qui scellent une alliance avec les forces démoniaques ou adhèrent à un groupe ésotérique dont les membres sont liés entre eux par un serment et des pratiques occultes pour détruire la vie des autres. Au sens large du mot, on qualifie de ajeto les hommes et les femmes qui, sans appartenir à un groupe de malfaisance, se montrent pervers et cherchent le mal des autres. Ces ajeto recourent aux forces occultes ou aux pouvoirs de la nature inconnus des autres pour réaliser leur fin. Ils sont appelés bo woto, ceux qui manipulent les forces de la nature. Le bo traduit l’idée de mentalité et de pratiques magiques dans le rapport des personnes aux plantes, aux objets et à tous les êtres visibles et invisibles de la nature. Les ajeto sorciers ésotériques sont expert dans l’art du bo qu’ils pratiquent en entrant principalement en relation avec le monde invisible.

# 10.- Les vrais ajeto agissent sans avoir forcément des raisons profondes pour justifier leurs actes odieux. Ils détruisent la vie des gens pour un oui ou pour un non. Ils ont particulièrement pour cible les personnes riches, bien portantes ou celles pour qui tout semble bien marcher. Les ajeto professionnels souscrivent au modèle social de nivellement.
# 11.- Selon ce modèle comportemental, tout individu qui devient plus riche que les autres doit être retenu dans son élan, ramené au niveau de la pauvreté commun au groupe. Il en est de même d’un individu qui n’accepte pas de laisser ses proches et ses amis profiter, d’une manière ou d’une autre, de ses biens. Par des pratiques occultes et l’empoisonnement, les sorciers cherchent à faire péricliter ses affaires. Ils recourent à toutes sortes de moyens psychologiques et mystico-religieux ou magiques pour le rendre impotent ou le ramener au niveau de vie misérable du commun des gens de la société.

# 12.- On constate, malheureusement que ce type de comportement ne se retrouve pas uniquement chez les vrais ajetos ou sorciers. Des individus qui n’ont aucun lien avec des sorciers ésotériques agissent de la même façon. Nous signifierons leurs mentalité et leurs actes par l’expression Waci : edu m’aje (littérallement aje de tout le village, de tout le monde) ou sorcellerie collective. Nous voudrions désigner le aje que l’on retrouve chez la plupart des membres de la communauté. Dans nos société africaines, en effet, beaucoup de gens sont prompts à nuire, dans le quotidien, pour une raison ou pour une autre, à ceux qui semblent réussir plus qu’eux dans la vie. Nuisance et méfiance semblent déterminer les mentalités et les pratiques sociales plus que la pratique du bien et la confiance mutuelle.

# 13.- Beaucoup de gens s’astreignent à partager les biens dont ils disposent avec les autres pour ne pas s’exposer à leurs maléfices. Pauvres et riches épuisent souvent le fruit de leur dur labeur pour assister des personnes qui ne sont pas forcément moins nanties qu’eux. On se retrouve dans une société où les uns ne peuvent améliorer leur condition de vie socio-économique parce qu’ils doivent constamment distribuer ce dont ils disposent. Ceux qui ne veulent pas que des gens se contentent de vivre à leurs dépens et ceux qui ont peur des (p.15) regards envieux et méfiants, se confinent en eux-mêmes. Ils se refusent de faire apparaître au grand jour leurs richesses. Aussi thésaurisent-ils sans se donner les moyens de vivre décemment ni d'investir pour le développement social.

# 14.- La conséquence est que tout le monde finit par stagner dans une vie médiocre et à se laisser paralyser par la peur. Cette dernière engendre la duplicité. Une culture du mensonge qui enferme l'individu sur lui-même, dénature les rapports humains.

# 15.- Dans une telle culture, peu de gens osent montrer aux autres leur vrai visage. Chacun cherche à cacher à ses proches ses intentions intimes, ses vrais projets personnels et tous les moyens qu'il utilise pour les réaliser. On a peur de faire connaître aux autres ce qui fait sa propre richesse dans la vie sociale au risque d'être exposé au sort des personnes considérées comme nanties: être livre à la jalousie des au­tres, être contraint de partager avec tous ses propres biens au risque de s'appauvrir soi-même ou accepter d'être éliminé.

# 16.- On retrouve ici une des raisons de la méfiance qui explique que beaucoup de gens en Afrique, de la jeunesse à la vieillesse, sont discrets sur ce qu'ils font et gardent leur connaissance pour eux-mêmes jusqu'à leur mort.

# 17.- Dans un tel contexte, les uns et les autres désirent en définitive deux choses: la protection de soi et la réussite sociale par le recours aux forces occultes qui, elles, garantissent la sécurité autant que 1'enrichissement facile. La protection de soi est considérée comme une chose naturelle. Elle consiste à se «blinder», soi-même et les siens, pour être à l'abri des sorciers, des envieux et de tous les malfaisants. Ce désir de protection de soi est l'une des raisons de la multiplication sur le continent, et particulièrement dans les nations fortement en crise, de mouvements mystico-religieux et de christianisme de recettes contre les sorciers, de solutions magiques aux problèmes de la vie et de prières de guerison.7

# 18.- Dans ce cadre, chacun cherche dans le rapport avec l’invisible un pouvoir qui lui permettrait de maîtriser toutes les situations malencontreuses liées à la méchanceté et à la fausseté de ceux qui l’entourent. II n'est pas rare d'entendre dire qu'un Africain, fut-il baptisé, se protége toujours centre la sorcellerie. Un adage affirme à ce sujet chez les Waci: Ame yibo, me non na gbalo, c'est-à-dire, l'Africain ne doit pas être dépourvu de forces occultes qui garantissent sa sécurité.

# 19.- Ainsi, même les personnes qui ont acquis honnêtement de grands biens et celles qui ont une grande notoriété dans la société, doivent se trouver nécessairement, à un moment donné, des moyens de protection de soi dans la Religion Traditionnelle Africaine, dans une autre religion ou dans un groupe mystico-religieux.

# 20.- Finalement, dans toutes les catégories sociales et à tous les niveaux de la société africaine, on rencontre des personnes et des communautés entières qui nouent des pactes avec les génies, les esprits des eaux, des forêts, etc. et adhèrent aux groupes initiatiques pour survivre et prospérer, en marge de la société de mépris et de méfiance collective. Nous nous trouvons dans un contexte socio-culturel où chacun veut être plus fort que l’autre. Une force occulte ou surnaturelle ne vaut que si elle est au-dessus de celle des autres, et peut ainsi résister à toute adversité sur le plan social, économique et politique.

# 21.- Comment le phénomène du recours au surnaturel se présente-t-il en politique? Le pouvoir politique est devenu, ces dernières années en Afrique, le cadre le plus propice et le plus sur pour s'enrichir. Aussi, les partis d'opposition deviennent-ils très vite des champs où se nouent et dénouent, au lendemain des élections, les alliances pour «manger» à la même table que les gouvernants.

# 22.- Des études décrivent sous plusieurs traits ce phé­nomène que Bayart appelle «la politique du ventre».8 Elles montrent comment, avec la complicité des pays du Nord, le pouvoir en Afrique consiste (p.16) généralement à se maintenir à la tête d'un État pour s'enrichir en exploitant, avec habileté, la culture du mensonge et de recours au pouvoir du monde invisible.

# 23.- Les croyances et les pratiques occultes sont fortement exploitées ainsi pour conquérir le pouvoir politique sur le continent. On crée les partis politiques, on choisit d'être candidat à la magistrature suprême, à la députation et on mène la campagne électorale sous les hospices des devins et des prêtres traditionnels. Les forces occultes garantiraient la conquête du pouvoir plus que le débat politique et la qualité du projet de société proposée aux citoyens. Kourouma présente avec art cette situation dans son roman En attendant le vote des bêtes sauvages?

1.2. La gravité du problème

1. La sorcellerie collective en Afrique: faits et méfaits

1.2. La gravité du problème

# 24.- La culture de aje et bo, voire la culture de la sorcellerie, paralyse le développement social et économique de l'Afrique. Généralement, ceux qui n'adhérent pas à la sorcellerie recourent paradoxalement à ses principes de base pour exister au milieu des leurs. Us consultent les tradi-thérapeutes, les prêtres traditionnels ou les marchands de forces occultes pour se protéger contre des esprits malveillants. Des familles soumettent leurs membres dès la naissance ou à des étapes de la vie à des rites culturels et à des gestes culturels pour mettre ceux-ci à l'abri de tout mauvais sort.

# 25.- Rien ne se fait sans que l’on recherche auprès du monde invisible des énergies d'autodéfense. Pour entreprendre un travail, pour évoluer dans une fonction et s'assurer de réussir sur le plan social, professionnel et commercial, hommes et femmes se préoccupent avant tout d'acquérir de forces spirituelles et occultes. Ici aussi, nul ne fait connaître sa puissance à l'autre sous peine de la voir contrecarrée et anéantie par celui-ci.

# 26.- La logique de cache-cache aggrave les habitudes de la mentalité de méfiance et de mensonge et fait se développer, dans les milieux africains, une culture des apparences. Selon celle-ci, la sagesse consiste pour un individu à être avisé pour présenter à la société la figure qui peut, à chaque instant, garantir sa sécurité. Une personne ne doit faire voir et savoir à son/ses proches que ce qui l'arrangerait, et lui permettrait de ne pas être victimes de jalousies et de haines meurtrières. Le sujet évite également de paraître aux yeux des autres comme un malheureux ou un riche pour ne pas faire la joie de ses ennemis ni être envié et exposé aux machinations perverses des autres.

# 27.- Chez beaucoup de peuples africains, notamment chez les Waci et les Aja-Ewe, la méfiance et la culture des apparences laissent circuler des dictons et des proverbes qui entretiennent ces conduites sociales: Adu konu vo, adometo le vo, «toutes blanches, les dents illuminent le visage d'un beau sourire, mais ce qu'est l'homme au plus profond de lui-même n'y correspond guère». On encore: Evu le nume na gake wo tuna etan e, «le sang est rouge et pourtant la salive est blanche». Ces propos viennent affirmer que, dans la nature, l'apparence des choses ne correspond pas toujours à ce qu'elles sont en elles-mêmes. II y a toujours une enveloppe qui recouvre un noyau; derrière le visible, il y a toujours l’invisible. La conclusion est claire: il ne faut jamais se dévoiler totalement aux autres dans une société de pratiques occultes. Beaucoup de gens en sont convaincus et s'y conforment.

# 28.- Du coup, nul ne joue toujours ou véritablement franc-jeu dans les rapports sociaux. Chacun a peur de l'autre, et l’on se méfie l’un de l'autre dans un champ social ou l’on sait pourtant qu'on doit vivre ensemble et collaborer pour le bien-être collectif. 11 est évident que rien d'efficace et de permanent ne peut se construire en vue du développement humain dans une telle ambiance.10

# 29.- Cette logique renforce la culture du mensonge et de l'individualisme pour aggraver les problèmes du manque d'engagement des Africains face aux (p. 17) problèmes du développement intégral de leur conti­nent. Elle offre à quelques-uns un environnement propice à l’instauration d'un ordre d'intimidation et de domination des autres. Des personnes qui détiennent des forces occultes, la connaissance de plantes médicinales et le pouvoir politique imposent souvent leur loi aux autres. Les autres n'osent pas les affronter, même dans la lutte pour une cause juste. La peur de perdre ses modiques biens de subsistance, d'exposer sa propre vie et celle de sa famille explique généralement ce manque d'audace et de responsabilité. Ceux qui veulent braver cette peur doivent non seulement compter fermement sur leurs forces occultes, mais aussi être prêts à assumer l’incompréhension et les mises en garde des malveillants.

# 30.- Que faire dans un tel contexte? Que faire pour que la majorité des Africains abandonne la logique du nivellement social et la mentalité selon laquelle il faut s'enrichir au moyen des forces occultes et de l’instrumentalisation de la politique? Notre contri­bution consistera dans un premier temps à prolonger les réflexions qui ont porté de manière critique sur le mal que représente ce que nous avons appelé la sorcellerie collective. Dans un second temps, nous nous efforcerons de montrer comment l'enseignement et la pratique de Jésus inviteraient l'Afrique à développer une autre logique sociale que celle qu'elle semble privilégier dans le monde actuel.
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2.1. La vraie Afrique et l'Afrique des ronces.

2. Horizon d'une réponse africaine
à la sorcellerie collective

2.1. La vraie Afrique et l'Afrique des ronces.
# 31.- Le Professeur Gbegnonvi remet en question les tra­ditions ancestrales et religieuses, notamment les conceptions du monde et les pratiques déviantes du culte du vodu qui favorisent toutes les formes de sorcelleries que l’on enregistre dans nos societes.11 II dénonce l’articulation de la culture africaine autour des valeurs du manger et des pratiques ancestrales qui bloquent le développement social des campagnes et des villes comme Ouidah, Abomey, Savalou, etc. au Benin. Ces villes, qui ont été les premières au Dahomey à entrer en contact avec l’Occident à partir du XVIme siècle, n'ont guère évolué du fait de leur trop grand attachement à des croyances et pratiques aliénantes du vodu, qui se rattachent à aje, bo ou à la sorcellerie.

# 32.- Pour porter plus loin ces réflexions, nous voudrions, pour notre part, relever les contradictions internes à la croyance au monde de à l’invisible et à la sorcellerie. Pourquoi le nivellement social? Comment comprendre que des gens ne veuillent pas que les autres réussissent et aient de bonnes conditions de vie lorsqu'ils le méritent? On peut relever, d'une manière générale que les individus qui ne font pas grand'-chose pour améliorer leur situation sociale sont jaloux des autres et leur veulent du mal. Les personnes oisives méprisent souvent ceux dont la vie de travail les remettent en question. Les vaillants travailleurs que l’on rencontre dans nos sociétés montrent que 1'Afrique subsaharienne ne se réduit pas aux groupes de jeunes et d'hommes oisifs qu'elle compte en son sein comme tous les autres continents. L'Afrique des femmes et des hommes travailleurs révèle que le continent n'est pas la terre des paresseux comme le prétendent des mythes montés sur le «nègre» dit «fainéant» et «vicieux».12

# 33.- Les travailleurs se trouvent malheureusement confrontés, en Afrique plus que sur les autres continents, à des conditions de vie dégradantes. Celles-ci s'aggravent, de jour en jour, sous les effets pervers de la mondialisation ou du système politique et financier mondial à travers lequel les pays du Nord imposent leurs diktats aux pays en développement. Face à une telle situation, il est nécessaire de faire comprendre, dans les différents milieux, que la (p. 18) grandeur de I'homme tient autant à son travail qu'à 1'instauration d'un ordre social qui améliore, sous les deux, les conditions de vie de tous, petits et grands. Les personnes oisives doivent, pour leur part, apprendre à oeuvrer, à travers le travail, pour 1'amelioration de leur condition de vie. II leur incombe de prendre conscience que 1'honneur d'une personne est de construire, au prix du tra­vail, son épanouissement humain. Ce qui, partout sur la terre, et tous les jours, unit et rassemble, à longueur journée, les hommes et les femmes responsables de leur destinée, c'est le travail. L'oisiveté et la paresse isolent et dégradent l’être humain. Elles 1'appauvrissent et renferment dans la misère et la haine des autres lorsqu'il croit que son état est la règle et que tout le monde doit être misérable comme lui.

# 34.- Celui qui excelle dans la vie et opère des réalisations économiques ne doit pas être considéré comme une menace pour le groupe. II est plutôt un modèle qui indique aux autres, particulièrement aux paresseux, ce que doit être une vie engagée dans le combat de
l'homme contre la mort. L'anthropologie africaine de la vie-mort-vie montre que seul celui qui améliore sa condition de vie et peut investir sur le plan économique est le modèle éthique et non l'homme appauvri, oisif, jaloux et méchant qui se plait a paralyser l'essor des autres membres de la communauté.

# 35.- La culture du nivellement social ne garantit l'avenir de personne, pas même celui de ses propres protagonistes. Dans nos cultures africaines dont l’âme est la vie, l'existence ne peut être synonyme de pratiques qui sèment la mort, entretiennent la haine, la méchanceté dans les rapports humains, l'appauvrissent collectif ou la standardisation d'une condition de vie médiocre dans la société.

# 36.- La vraie Afrique, celle qui a opté pour une culture de la vie et dont l'anthropologie ouvre l'horizon de la vie, engage l'individu à devenir un agent de la victoire de la vie sur la mort. L’Afrique dont il est question n'est pas angélique. Elle ne détient pas des valeurs toutes pures et des moeurs parfaites depuis les origines, avant la rencontre avec l'Occident et le monde arabe. La vraie Afrique désigne le continent d'hommes et de femmes qui ne sont pas des stéréotypes, des individus caractérisés collectivement par des moeurs dites sauvages ou païennes. La vraie Afrique est celle de la réalité et du réalisme. Elle est faite de personnes, de toutes catégories et classes sociales, qui s'efforcent de réaliser leur existence en luttant, en eux et autour d'eux, à travers des structu­res sociales, contre tout ce qui détruit la vie du grou­pe. Elle comprend aussi ceux qui, contrairement à ces derniers, sont plutôt inactifs. La vraie Afrique est aussi celle de nombreuses foules de jeunes et de femmes qui, ici, cherchent désespérément du travail dans un monde qui n'en offrent plus et la, prennent des initiatives qui restent sans lendemain, à cause des situations de crise socio-politique et de l'oppres­sion économique du système mondial d'enrichissement des pays riches au détriment des pays pauvres. Les fils et les filles de cette Afrique recourent aux croyances et aux pratiques ancestrales pour trouver des solutions à leurs échecs sociaux. Aussi certains s'adonnent-ils à la sorcellerie sous toutes ses for­mes. Mais les personnes responsables ne pactisent pas avec la sorcellerie. Elles n'entreprennent rien pour nuire à autrui ni n'empêchent quiconque d'exceller dans la communauté humaine. Elles ne se laissent pas dominer par les désirs de mépris et de violence. Elles ne ménagent aucun effort pour développer la qualité de vie éthique qui fait du sujet un homme accompli, celui qui devient, ici-bas et par delà la mort, un exemple et une source de bénédictions pour les membres de sa communauté. Ces types d’Africains mènent, en dépit de tout, une vie fraternelle. Ils ne cherchent de mal à personne dans la pratique de la Religion Traditionnelle Africaine. Ils ne lient pas de pacte avec les sorciers et les marchands de pratiques occultes et de rites magiques. (p.19)

# 37.- Ces Africains n'apparaissent pas toujours au grand jour contrairement aux partisans des moeurs aliénantes. La vraie Afrique est une terre qui porte à la fois des plantes provenant du bon grain et des herbes mauvaises (cf. Mt 13,24-30) que sont les men­talités et les pratiques du nivellement social. L'Afrique des ronces ne devra pas étouffer pour longtemps encore I'Afrique des sujets responsables. II est nécessaire que les valeurs de cette dernière l’emportent sur celles qui sont en contradiction avec la foi chrétienne et ses exigences évangéliques.
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2.2. Jésus-Christ et la sorcellerie collective

2. Horizon d'une réponse africaine à la sorcellerie collective

2.2. Jésus-Christ et la sorcellerie collective

# 38.- Nous avons utilisé les images évangéliques du bon grain et des ronces pour présenter les traits caractéristiques de I'Afrique. En nous insérant dans le cadre des enseignements que ces images véhiculent Dans l’Évangile de St Matthieu, nous pourrions traiter l’expérience de Jésus-Christ en rapport avec le problème de l'oisiveté et du nivellement social. Comment l'expérience vécue par Jésus-Christ peut-elle contribuer à la conversion des personnes en vue d'insuffler un dynamisme de vie nouvelle aux croyances et aux pratiques de la sorcellerie collective?

# 39.- Soulignons que Dieu se révèle comme un Dieu tou­jours à l’oeuvre lorsqu'Il laisse le bon grain pousser avec 'ivraie (Jn 5,17; Mt 13,28-30). II est aussi le Maître de la vigne qui travaille et le Maître de la moisson qui envoie les ouvriers clans son champ (Mt 20,1-7). Il est le Sauveur qui veille pour qu'aucun de ses enfants ne s'égare ni n'entraîne les autres dans des pratiques qui provoquent le péché et la mort (Mil,6; Ac 9,42).

# 40.- Jésus invite les hommes à entrer dans son Royaume. En sa personne, Dieu se manifeste au monde et le monde entre dans un temps nouveau de conversion (Me 1,14-15). Le temps dans lequel le Royaume introduit les hommes met fin aux mentalités et aux comportements qui maintiennent 1'ordre d'aliénation humaine, d'injustice et d'oppression établis par les docteurs de la loi et les maîtres de ce monde (Mt 5.2148).13

# 41.- L'ère du Royaume est le temps nouveau dans lequel le Messie de Dieu insère l’humanité. Elle instaure dans le monde l'ordre de la Parole de vie et apporte aux hommes l'utopie des mentalités et des pratiques favorables à l'épanouissement humain, selon le projet de Dieu.14 La Parole de vie affirme que Jésus-Christ est Seigneur. II domine les principautés, les êtres visibles et invisibles, au ciel et sur terre (Col 1,16-20). Il a répandu son Esprit sur les siens (Jn 20,20-23; Ac 2,14), 1'Esprit de la victoire de Dieu sur les forces de mort que représente le mal et tous ses artisans. Sa loi est l'amour, un amour qui recommande de ne pas faire aux autres ce que l’on n'accepterait pas de subir soi-même de la part des autres (Mt 22,36-38; Lc 6,31; Tb 4,15).

# 42.- Jésus de Nazareth ne préconise pas le nivellement social qu'alimente la sorcellerie collective. II n'instaure pas un ordre qui consacre un niveau de vie misérable. II n'est pas un nécessiteux qui fait de sa situation d'infortune une règle qu'il cherche à imposer à tous. Dans son rapport avec les hommes et dans son enseignement, jamais le Nazaréen ne s'est montre comme une personne oisive et paresseuse, un nécessiteux et un jaloux qui nuit aux autres et cherche à empêcher leur bien-être et leur développement humain. II court plutôt aux secours des pauvres et les engage à devenir des agents de 1'epanouissement humain et des acteurs du Royaume de vie et de bonheur éternel qu'il manifeste en sa personne.

# 43.- En la personne de Jésus-Christ, le Père fait des hommes ses enfants et leur donne de devenir ses fils dans son Fils (Lc 20,36; Ga 4,3-7). Le Fils dans sa relation aux hommes fait d'eux ses frères et non des rivaux à haïr et à éliminer (He 2,11-12). En tant que le Fils du Père éternel en qui, par qui et pour qui tout a été créé, dans 1'Esprit, Jésus-Christ a partagé, à la création 1'image et la ressemblance de Dieu avec ses frères, faisant ainsi d'eux des créatures invitées à devenir ce qu'est leur Créateur (Col 1,12-21). L'Ecriture dit expressément que Dieu veut que les hommes soient saints comme Lui est Saint (Lc 11,44.19,2; Mt 5,48).

# 44.- Le Père et le Fils dans leur auto-communication aux hommes leur transmettent 1'Esprit qui fait leur unité. Dieu établit avec ses enfants une relation de gratuite, d'amour et de don de sa Plénitude-Vie. Dans le Fils, il appelle à Lui. Jésus proclame à ses frères qu'il est l’envoyé du Père venu dans le monde pour qu'ils aient la vie en surabondance (Jn 10,10). Il leur interdit de se haïr ou de se faire du mal. Et même, 1'ennemi doit être aime et ne doit être 1'objet d'aucune malédiction (Lc 6,28; Rom 12,14), voire de pensée, de projet ou d'action visant à le vouer à un sort malheureux. II appelle tous les hom­mes à se convertir, et plus particulièrement 1'offen­se et 1'offenseur (Mt 5,23-24). L'Evangile abonde en récits sur la miséricorde de Dieu envers les pêcheurs et sur 1'invitation des hommes à aimer ces derniers (par exemple Lc 15,3-32). En Jésus-Christ, Dieu a donné, jusqu'à la mort sur la croix, le témoignage de 1'amour que tout homme doit avoir pour le méchant (Lc 23,33-43). L'Ecriture donne, dans ce contexte, en exemple, la démarche de conversion d'un malfaiteur (vv. 40-42). Jésus accueille ce dernier et lui promet la vie éternelle (v. 43).

# 45.- II n'y aucune attitude de nivellement social en Dieu. Le désir de Dieu révèle en Jésus-Christ est que nul ne reste dans sa situation de pauvreté ni ne stagne dans un état de bien-être humain. L'Envoyé de Dieu aime tellement le pauvre d'une manière préférentielle qu'il a fait de son ministère un don de soi de sa personne pour faire sortir celui-ci de sa condition misérable (Lc 4,16-21).

# 46.- L’attention que Dieu porte aux plus pauvres, aux brebis perdues, éloignées de la prairie où elles peuvent trouver la sérénité, la protection et la vie (Lc 15,3-7), apparaît dans le récit sur l'envoi des ouvriers dans la vigne (Mt 20,1-16). Tout comme II ramène la brebis perdue et lui fait connaître la paix que les quatre-vingt-neuf autres trouvent dans sa clôture (Lc 15,6-8), le Maître du domaine donne aux derniers ouvriers les mêmes salaires que les premiers (Mt 20,8-15). Jésus nous fait découvrir davantage 1' ordre du Royaume qu' II manifeste en sa personne: ceux qui sont abandonnés de tous sont eux aussi pris en considération (w. 6-7), les derniers deviennent les premiers (w. 8.16), et les premiers doivent se refuser à la jalousie afin de pouvoir partager la joie des derniers devenus premiers et bénéficiaires, comme eux, de la générosité de la bonté du Seigneur (w. 10-15, voit aussi Lc 15,25-28). La péricope de Lc 15,11-32 enseigne que celui que l’on peut considérer comme «premier» parce qu'il observe la loi est appelé à une fidélité d'amour. La péricope de Mt 19,16-30 prolonge cet enseignement et souligne que celui qui est «premier» ou qui est parvenu au sommet de la fidélité à la loi d'amour doit viser plus haut. II lui faut rechercher le Royaume des cieux en renonçant à ses richesses pour marcher a la suite du Christ (Mr 19,20-22). Dans 1'Evangile, on compte parmi les pauvres, les hommes et les femmes qui ont choisi de faire régner dans la société la loi du Royaume et non celle qui prévaut dans le monde (Mt 5,3). Dans la problématique de cette étude, ces disciples du Maître représentent des fils et des filles du Royaume qui ne désirent pour personne la mort culturelle, sociale, politique, économique, morale, spirituelle on physique. Jésus dénonce publiquement les pharisiens et les légistes qui sont loin du Royaume et en éloignent les autres (Lc 11,39-52). II ne veut pas que celui qui s'appauvrit, parce qu'il entretient des mentalités et des pratiques contraires aux valeurs du Royaume, à la manière de ces chefs du judaïsme, barre aux autres le chemin de la vie qu'il apporte, en sa personne, au monde.

# 47.- Source et Actualisateur par excellence de la vie qui accomplit 1'etre-vie (Mt 19,16), Jésus nous fait (p.21) découvrir ce qu'il nous faut apporter aux pauvres. La responsabilité envers les personnes appauvries ne consiste pas à leur offrir le pain pour qu'ils aient de quoi manger, eux et les leurs, en toute tranquillité à la lumière de la péricope Mt 20,1-16 que nous avons longuement commentée plus haut: Jésus enseigne qu'il est question de donner aux pauvres du travail, de les mettre à l’oeuvre dans la vigne de Dieu pour qu'ils puissent, au terme de leurs efforts, bénéficier des largesses divines. Cela est évident dans le verset 8 de la péricope qui affirme que le Maître ne comble de biens ceux qui étaient naguère des chômeurs, qu'à la fin de leurs actions pour construire le Royaume et témoigner des valeurs de 1'avénement historique et eschatologique du salut.

# 48.- L'envoi des hommes qui sont «restes la tout le jour, sans travail» (Mt 20,6), dans un domaine qui désigne le Royaume de Dieu fait comprendre qu'il ne s'agit pas seulement pour les hommes et les femmes de travailler dans le champ que représenterait le monde et de transformer celui-ci sur le plan du développement purement social pour être heureux ou sauvés. Les hommes sont appelés à entrer dans le Royaume de Dieu, c'est à dire à en épouser les valeurs évangéliques de gratuité et d'amour pour les laissés-pour-compte afin d'être, dans le monde, une lumière qui éclaire les ténèbres, détruit les oeuvres du péché et de la mort, et conduit toute la terre, qui gémit sous le poids du mal et de la perversité humaine, vers l’accomplissement de toutes choses en Dieu (Rm 8,20).

# 49.- Ceux qui partagent cette vocation de l'être-vie dans le Christ se préoccupent moins de chercher à vivre aux dépens des autres que de livrer leur propre vie pour que les autres se libèrent de tout ce qui les appauvrit. Ils pensent moins à ce qu'ils peuvent faire pour empêcher les autres de réussir qu'à ce qu'ils doivent faire pour les amener à se mettre debout pour marcher à la suite du Maître et réussir leur vie. Ces disciples du Christ ont moins peur des forces du mal que de tout ce qui peut les entraîner à en être les partenaires au sein du groupe. Ils ont peur de devenir des coeurs qui entretiennent toutes sortes de méchanceté et produisent des oeuvres de mort dans la société.

# 49.- Les disciples qui sont mus par les valeurs évangéliques sont des sommets d'excellence qui veulent que les autres s'élèvent comme eux. Ils se donnent, comme leur Maître, pour qu'en eux-mêmes et autour d'eux, les ronces du nivellement social n'étouffent pas la bonne plante de l’Afrique et du Royaume de Dieu. De ce point de vue, les bonnes plantes de l’Afrique doivent produire de bons fruits par milliers, par millions. Ainsi, leurs grains, répandus sur tous les espaces, germeront de l’intérieur de la terre de tous les coeurs des Africains pour y arracher les moeurs du nivellement social ou de la sorcellerie collective.

# 50.- II est nécessaire de susciter une dynamique sociale, une pratique chrétienne nouvelle qui institue et donne pour horizon à tous, la recherche de stratégies et d'actions pour sortir toutes les couches sociales africaines des situations qui font que des gens se nuisent les uns et les autres et sont hantés par la quête de sécurité auprès des prêtres traditionnels et des tradi-thérapeutes. La mentalité de sorcier doit faire place à celle du Royaume de Dieu. Avec le Royaume inaugure par le Christ, l'homme, plus particulièrement le baptisé, en Afrique et partout dans le monde, ne vit plus sous la mouvance des forces du mal, des esprits malfaisants, des génies perturbateurs, des vodu terrifiants et des principautés implacables du monde invisible. II est le temple de l’Esprit et se laisse conduire par l’Esprit (7Co6,19).

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2.3. A l'ecole de Jésus pour combattre la sorcellerie collective

2.3. A l'école de Jésus pour combattre la sorcellerie collective

# 52.- Les baptisés ont fortement besoin en Afrique de revenir au point de départ de l’existence de Jésus. Une fois que l’Esprit est descendu sur Lui au (p. 22) baptême, Jésus s'est rendu au désert pour se laisser féconder par la Vie qui vient de Dieu (Lc 4,1-2). Il y a fait l’option d'exister pour faire la volonté de Dieu (Lc 4,3-13). II s'est refusé aux propositions du prince du Mal pour être fidèle, jusqu'au don suprême de sa vie, aux mots qu'il a clamés en entrant dans le monde «Je suis venu, ô Dieu, je viens pour faire ta volonté» (He 10,7).

# 53.- Imiter ce Jésus le Nazaréen représente, en Afrique, pour les baptisés, la seule voie de l’action efficace contre la logique du nivellement social; la démarche à entreprendre est celle du mouvement intérieur qui engage le disciple à vivre non pas selon les oeuvres de la chair, mais à porter les fruits de l'Esprit (Gal 5,19-25) afin que l'Afrique entière soit au service de la vie. Cet engagement exige des disciples la trans­formation intérieure pour se donner pour option fondamentale de devenir, dans le Christ, le témoin de la victoire des peuples d'Afrique sur les mentalités et les pratiques qui entretiennent l'ivraie dans le champ de la vie.

# 54.- L'adhésion des baptisés à Jésus-Christ devra s'exprimer dans des termes qui affirment, en parole et en acte, que Dieu est l'Esprit de vie qui invite l'être-vie, l'homme à une vie qui passe et se construit, d'une part, par la mort à soi et, d'autre part, par la mort à des pratiques d'ensorcellement et de destruction de la vie personnelle et collective. Les baptisés d'Afrique ont à inculturer, dans les réalités de leur société fortement marquée par la sorcellerie, leur réponse à la question «Et vous, qui dites-vous que je suis?» (Mt 16,15) que Jésus-Christ pose à tous ses disciples pour qu'ils le confessent à partir de leurs réalités historiques et culturelles.

# 55.- L'Eglise devra, dans ce cadre, faire découvrir aux Africains, dans sa proclamation de la Parole, que le Sauveur auquel ils adhèrent, en la personne du Nazaréen, est un Dieu qui est à l'oeuvre dans le monde et y a instauré un Royaume de vie pour y détruire dans le coeur de I'être-vie, dans ses traditions religieuses et culturelles et dans toutes ses pratiques sociales, le péché de la sorcellerie, de l'appauvrissement collectif et de tout péché.

# 56.- La simple confession du symbole de la foi de Nicée-Constantinople et le catéchisme classique des commentaires de ses articles ne suffisent plus alors pour faire confesser et vivre les exigences de la foi au nom de Jésus-Christ en Afrique. Sans rien rejeter de la révélation de Dieu qu'enseigne Nicée-Constantinople, il faut inculturer le symbole de la foi, pour qu'en Afrique les baptisés expriment leur adhésion au Seigneur de la Vie dans la culture et l’histoire de leurs égarements et de leurs quêtes de vie véritable.

#.57.- Les baptisés seront, de nos jours, difficilement les acteurs du Royaume de Dieu dans les réalités de leur continent «anthropologiquement pauvre», tant que la foi qu'ils confessent, pour en être les témoins, ne leur fait pas trouver en Jésus-Christ le Maître et le Sauveur qui les libéré des croyances et des mentalités du nivellement social et de toutes formes de péchés.

# 58.- Le Credo récité par les fidèles ne peut contenir en détail, dans tous ses articles, la révélation judéo-chrétienne sur toutes les questions sociales et culturelles de l'Afrique. Cela est vrai. Mais, il n'est pas moins vrai que pour être authentiquement et pleinement proclamé de nos jours en Afrique, il doit investir, dans le contenu et le langage de sa formu­lation, la forêt des croyances aux forces invisibles, la vie de foi et l’imaginaire qui structurent les rap­ports au monde invisible et les pratiques d'ensorcellement et de passivité économique qui rongent les sociétés africaines.

# 59.- L'Afrique se sent véritablement concernée par l’Evangile lorsque l’enseignement de l'Eglise, par son mode de transmission et son contenu sur la vérité de foi, éclaire et enrichit ses traditions culturelles et religieuses fort complexes et ambiguës, dans les relations qu'elle nourrit entre l'être-vie et l'invisible. Les grands problèmes du développement et de l'édification d'un christianisme africain (p.23) s'expliquent par les croyances et les pratiques traditionnelles qui refusent l’Afrique au développement inté­gral. Ces dernières rendent souvent les Africains incapables de combattre des problèmes de misères infrahumaines que des peuples d'Occident et d'Asie maîtrisent plus aisément, même s'ils ont plus de mal que les premiers a s'accommoder d'autres exigences non moins importantes du message de l'Evangile.

# 60.- Le symbole de la foi, sur le continent, fera du Dieu et des esprits du monde invisible auxquels l'Africain croit, le lieu de la nomination de Jésus-Christ ou alors il sera constamment exposé à devenir une répétition machinale d'articles de foi qui ne touchent pas en réalité les croyances, les modes de pensée, le langage culturel, les images, les expressions, les mots, les joies, les échecs, les combats et les espérances de son peuple.

# 61.- Nous devons «les principaux symboles» - le symbole des Apôtres, celui de Nicée-Constantinople et celui de Saint Athanase -15 à la fidélité de l'Eglise au principe de l'inculturation du dogme.16 La fidélité de l'Eglise à ce principe, notamment chez les peuples occidentaux et orientaux, a permis d'exprimer dans le langage philosophique et théologique gréco-romain la foi que nous proclamons aujourd’hui. De nos jours, l'Eglise universelle récite tantôt le symbole dit des Apôtres, tantôt celui de Nicée-Constantinople sans jamais trahir le dépôt révélé, au nom du principe de l'inculturation ou de l'expression plurielle de l'unique foi. Le contenu de chacun de ces deux symboles confesse l'unique foi dans des formules qui répondent à des défis christologiques bien spécifiques dans le temps et l'espace. L'Eglise peut, aujourd'hui, toujours au nom du respect de cette même règle, formuler, à l’heure de l'inculturation en Afrique, un symbole de la foi dans un langage qui prend fortement en compte les réalités de la vie et de la culture de nos peuples. Dans l'exercice de son pouvoir au service de l'Eglise, le Magistère peut bien faire alterner un tel symbole avec l’un ou 'autre des deux symboles que nous récitons actuellement dans nos célébrations liturgiques.

#62.- Le sensusfidelium11 et le ministère prophétique du Magistère local et universel doivent se conjuguer pour qu'une telle inculturation du symbole de la foi devienne réalité. Les défis de la foi en un Dieu Père, Fils et Esprit dans les sociétés et Eglises d'Afrique d'hier et d'aujourd'hui ne sont pas, à tous points de vue, ceux qui ont été aux origines du symbole dit des Apôtres dont les «additions (...) ont été approuvées par l'Eglise universelle, des le Vème siècle».18 II en est de même des hérésies christologiques qui ont abouti aux énoncés du symbole de Nicée-Constantinople qui ont commencé en 325 (Nicée) pour être solennellement approuvés après plus de cent ans, au Concile d'Ephèse en 431. S'ouvrir aux défis de nos sociétés dans des Eglises particulières qui se nourrissent de ces deux symboles ne peut qu'enrichir l'Eglise universelle dans sa confession de la foi en Jésus-Christ pour lui faire promouvoir l'expression plurielle de l'unique foi.

# 63.- Dans ce sens, les Eglises locales d'Afrique devront poursuivre les efforts nécessaires pour que la liturgie, la catéchèse et toutes les célébrations chrétiennes de la vie soient le lieu de la créativité et de la maturation d'une inculturation qui prend corps dans les croyances, les gestes culturels et les pratiques sociales qui appauvrissent le continent. II est capital, en effet, de faire confesser aux Africains englués dans un monde hanté par l'invisible, fragilisés par l'ignorance et livrés à des pratiques d'ensorcellement collectif, une foi chrétienne qui les engage et les rend capables de tenir au jour du jugement dernier devant le Dieu en qui ils ont cru dans des sociétés fortement affaiblies par la sorcellerie.

#64.- La foi chrétienne doit faire des baptisés africains des témoins qui ne se présenteront pas devant Dieu comme des gens qu'Il ne reconnaîtra pas, d'une part, parce que les effets de la sorcellerie collective (p.24) les a rendus, dans l'ensemble, incapables de partager avec ceux qui ont faim, soif, etc. (Mt 25,31-46) parce qu'ils n'ont pu eux-mêmes se libérer de la misère infrahumaine. Et, de l'autre, parce que le rapport actuel de l'Eglise19 à la loi de l'inculturation ne leur aurait pas permis, de leur vivant, de confesser aisément dans leurs langues le Nom de Dieu, pour en vivre de manière à transformer de l'intérieur les croyances contraires au bien-être et à la sanctification des personnes.

# 65.- Les baptisés africains ont la responsabilité de promouvoir tout ce qui peut leur permettre de se procurer du pain de la route et de recevoir du Christ le pain de vie dont ils ont besoin pour changer de vie, demeurer en Dieu, et offrir aux autres et à la nature entière de rayonner de la gloire de Dieu. La foi chrétienne ne peut répondre à ces exigences évangéliques sans embraser, du feu de l'Esprit et de la foi confessée et vécue par les baptisés, le bosquet de croyances aux forces invisibles devenues des espaces de cultes et de pratiques d'appauvrissement humain.
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CONCLUSION.

CONCLUSION :

# 66.- La réappropriation à la fois des ressources de la cul­ture africaine et I'inculturation de la foi sont nécessaires pour rendre les Africains en général, et les Chrétiens en particulier capables de répondre aux principaux problèmes que soulève la sorcellerie en Afrique. Cette étude a montré que deux choses sont indispensables face au problème du nivellement social provoque par la sorcellerie collective: la ratio­nalité et 1'incarnation du langage de la foi dans les conceptions et les pratiques sociales. La rationalité interne à la sorcellerie collective doit être remise en question à 1'aube des situations de misère que celle-ci engendre.

# 67.- La sorcellerie ne pose pas seulement le problème de la nuisance, mais celle tout aussi grave de la diabolisation d'autrui. Elle développe chez l'individu la logique de la culpabilisation d'autrui qui le fragilise plus que les effets physiques des maléfices des agents de la sorcellerie. La diabolisation d'autrui apparaît une fuite de responsabilité personnelle et un refus de faire la vérité sur soi. Elle est en défini­tive, comme dirait Eric de Rosny: «un refus de l'ef­fort et du travail, un renoncement à la raison, un désintéressement des conditions réelles de la vie économique, sociale et politique moderne, bref, un cer­tain escamotage de ce qu'est l’homme».20
# 68.- Les ressources de la lutte contre la sorcellerie en général, et la sorcellerie collective, en particulier se trouvent fondamentalement dans l'esprit, l'imaginaire et les mentalités des personnes. II faut amener l' Africain à ne pas faire d'autrui la cause de tous ses maux et à ne pas surestimer le pouvoir du monde invisible.

# 69. On peut bien se demander s'il n'y a pas chez ceux qui ont peur des sorciers la sous-estimation de soi et de la force que représente la vie de Dieu en l'homme. Beaucoup de personnes sans être sorcières tirent sur cette corde de la peur pour faire des autres ce qu'elles veulent.

# 70.- Une lutte efficace contre la sorcellerie collective doit passer par l'éveil des individus à ce qu'est la vie, ce qu'est l'être-vie en tant qu'instance de lutte et de victoire sur toutes les formes de mort et sur les forces de la mort et, enfin, ce qu'est le monde devenu dans l'Evenement Jésus-Christ l'espace et le temps marqués par le Royaume de Dieu. L'Africain pourra alors habiter plus facilement le monde du jour que le monde de la nuit. Le monde du jour est synonyme, dans l'Écriture, du monde de la lumière, de la vérité, de l'amour et de modes d'être et d'ac­tion pour construire sa propre vie en construisant et non en détruisant celle des autres.
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Texte paru dans «OMNIS TERRA », revue de l’Union Pontificale Missionnaire, # 438, Janvier 2008. Tiré de : RUACO (Revue de l’Université Catholique de l’Afrique de l’Ouest) # 29, Abidjan 2007